RAYON LIVRES

Le Père Patrick Desbois: Porteur de mémoires, Editions Michel Lafon, 2007

La «Shoah par balles» sort enfin du silence. L'Ukraine fut durant la Seconde Guerre mondiale «un continent d'extermination». Le Père Desbois fait parler les témoins et recense les fosses.
Shoah par balles.

L'expression est diablement parlante. Pour l'heure, on n'a pas trouvé mieux pour désigner cette «variante» à l'anéantissement des juifs européens dans des camps d'extermination.
Entre 1941 et 1944, entre 1,5 et 2 millions de juifs d'URSS sont fusillés par les nazis.

Ce chapitre de l'Holocauste, évoqué dans le roman de Jonathan Littel, Les Bienveillantes, est connu des historiens. Ce qu'on ignorait, c'est la façon dont les Einsatzgruppen, ces commandos mobiles placés sous l'autorité de Heydrich et de Himmler, opéraient sur place.


Loi du silence.

Une lacune en partie comblée par un prêtre bourguignon. Patrick Desbois n'est ni historien ni russophone. Sa curiosité pour l'Ukraine lui vient d'un grand-père volailler déporté pendant la guerre à Rawa-Ruska.

En 2002, il part visiter cette ville de l'ancien empire austro-hongrois où vivait une forte communauté juive. Le camp n'existe plus, lui jurent les autorités locales. Le père Desbois finit par le retrouver, presque intact. «Tout au long de mes recherches, on me dira que les camps, les ghettos, les synagogues, les pierres des cimetières juifs ont disparu, qu'il ne reste plus rien. Je n'y prêterai plus jamais attention et chercherai, obstiné, à retrouver le ghetto, la synagogue et les pierres du cimetière juif», note le prêtre, qui publie aujourd'hui le résultat de ses recherches.


La terre parle.

Au contact de ce prêtre au visage rassurant, les langues se délient, les témoins réveillent des souvenirs endormis depuis plus de soixante ans. Enfants, ils ont souvent assisté aux massacres. Beaucoup de gamins ukrainiens étaient «réquisitionnés» par les nazis: pour creuser les fosses, les reboucher après le carnage, ramasser les vêtements des juifs, compter les corps, les brûler, récolter leurs dents en or. Autant de petits métiers du génocide qui font de ces enfants des complices involontaires. Souvent plus victimes que bourreaux. En trois ans, le père Desbois recueillera quelque 700 témoignages.


Et si les hommes se taisent, la terre parle à leur place. Grâce à un détecteur à métaux, l'équipe du Père Desbois situe les fosses et déterre les douilles. «Une balle, un juif. Un juif, une douille», résumait le SS-Gruppenführer Otto Ohlendorf, chef d'un Einsatzgruppe, lors de son procès après-guerre. Quand on déterre 300 douilles dans un petit champ de Galicie, on sait que plus ou moins 300 juifs y furent massacrés d'une balle dans la tête. En guise de sépulture tardive, l'équipe dépose une pierre et invente une étoile de David avec quelques branches.


«Une solution plus propre».

«En Ukraine, il n'y a point de camp. C'est presqu'un continent d'extermination», note le père Desbois, qui est par ailleurs conseiller du Vatican pour le judaïsme.
Septembre 1941, les troupes allemandes culbutent l'Armée rouge. Les juifs qui n'ont pas réussi à fuir Kiev sont conduits jusqu'au ravin de Babi Yar, où ils sont assassinés par petits groupes. 33 771 personnes périssent. C'est le point de départ d'une campagne d'anéantissement systématique en Ukraine.


Himmler assiste à une exécution près de Minsk, en Biélorussie. Il tourne de l'œil. Bientôt lui viendra, comme à d'autres, l'idée d'une «solution» plus «propre», industrielle. Mais l'Ukraine est rurale, le front proche et, dès 1942, les camps d'extermination lointains. Malgré ses légers maux de tête, Himmler laisse donc ses Einsatzgruppen transformer l'Ukraine en un vaste charnier.


Mathieu Van Berchem, Paris, pour Tribune de Genève

«Porteur de mémoires», par le Père Patrick Desbois. Editions Michel Lafon, 2007.

A propos de l’auteur

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’État de Moscou. Après 13 ans passés au sein de l’Unesco, à Paris puis à Genève, et avoir exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, premier quotidien russophone en ligne, lancé en 2007.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », figurant donc parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels : le Forum des 100.

Après 18 ans en charge de NashaGazeta.ch, Nadia Sikorsky a décidé de revenir à ses sources et de se concentrer sur ce qui la passionne vraiment : la culture dans toute sa diversité. Cette décision a pris la forme de ce blog culturel trilingue (russe, anglais, français) né au cœur de l’Europe – en Suisse, donc, son pays d’adoption, le pays qui se distingue par son multiculturalisme et son multilinguisme.

Nadia Sikorsky ne se présente pas comme une "voix russe", mais comme une voix d’Européenne d'origine russe (plus de 35 ans en Europe, passés 25 ans en Suisse) au bénéfice de plus de 30 ans d’expérience professionnelle dans le monde culturel – ceci au niveau international. Elle se positionne comme médiatrice culturelle entre les traditions russes et européennes ; le titre de sa chronique, "L'accent russe", capture cette essence – l’accent n’étant pas une barrière linguistique, ni un positionnement politique mais une empreinte culturelle distinctive dans le contexte européen.

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