Les liaisons dangereuses ne remplacent pas le dialogue

06.09.2023
Photo © Nashagazeta

J’aime énormément le festival « Le livre sur les quais » : durant le weekend où il a lieu, il fait toujours beau (touchons du bois…) ; on y assiste à des débats passionnés et passionnants ; on y découvre de nouveaux auteurs et leurs livres. J’y vais chaque année – par plaisir et par obligation – car il y a invariablement un auteur russophone que j’ai envie d’interviewer. Sauf l’an dernier où aucun n’est venu. En revanche, cette année il y en a eu deux. Deux écrivains russophones qui ont du mal à se parler : la Russe Gouzel Iakhina, dont je vous ai récemment présenté le troisième roman (« L’humanité comme condition de la survie »), et l’Ukrainien Andreï Kourkov – je vous avais parlé en mars de cette année de son livre Journal d’une invasion, écrit en anglais. 

Je les aime beaucoup tous les deux ; ils sont publiés par le même éditeur suisse, Noir sur Blanc, que j’aime beaucoup également et dont je respecte énormément la position prise dès le début de la guerre en Ukraine, position simple et claire : « En ce temps de guerre, nous sommes en pensée avec le peuple ukrainien qui souffre et qui se bat, et avec tous les Russes qui refusent ce conflit. Ils sont nombreux. Vive l’Ukraine ! » Et oui, j’étais triste de voir les deux auteurs assis dans la « tente des dédicaces » à un mètre l’un de l’autre, avec le jeune auteur français Eden Levin entre eux. (Levin, comme le personnage de Léon Tolstoï.) Un auteur français en guise de zone tampon…

Livre s sur les quais 2023
© N. Sikorsky

J’étais un peu mal à l’aise aussi car quelques jours auparavant, Andreï Kourkov avait refusé de m’accorder une interview. Ne comprenant pas pourquoi et trouvant la chose injuste, je me rendais à Morges avec un discours cassant tout préparé. Heureusement que je n’ai pas eu besoin de m’en servir !  Une fois arrivée, je suis allée directement vers lui et lui ai posé cette question : Pourquoi ? « Mais de quoi parlez-vous ?», m-a-t-il répondu en levant très haut ses sourcils. Bref, nous avons réglé le malentendu (car ce n’était rien d’autre) en deux minutes : la preuve que rien n’est plus efficace qu’un dialogue en tête à tête.

Puis nous avons parlé. Notre conversation a été désespérante par sa franchise. Pourtant, un autre point douloureux a pu être clarifié. Vous vous souvenez peut-être de ma désolation due au fait que le Journal d’une invasion avait été écrit en anglais et pas en russe – de même que tous les livres précédents d’Andreï Kourkov. Il s’avère que la raison en a été purement pragmatique et pratique, sans qu’il s’agisse là d’un rejet de la langue russe, comme j’avais cru le comprendre. L’auteur a commencé son travail en russe, puis s’est vu « bombardé » de demandes de contributions de la part de diverses éditions étrangères, surtout anglophones. Pour finir, au lieu de s’auto-traduire, il a continué en anglais. C’est tout. Le deuxième volume paraîtra bientôt, toujours en anglais, mais aussi en traduction ukrainienne. Et en russe ? lui ai-je naïvement demandé. « Mais où le publier ? Je ne suis plus édité en Russie, surtout en abordant un sujet pareil. Et les libraires d’Ukraine refusent d’accepter des livres écrits en russe, même publiés en Ukraine. » Andreï n’a toutefois pas l’air de s’en inquiéter.

Aujourd’hui, Andreï Kourkov est en train de terminer son nouveau roman – écrit en russe, cette fois-ci : un policier historique qui se déroule en 1919, lorsque Kiev a pour la deuxième fois été repris par les bolcheviks. J’ai hâte de le lire !

Yakhina
© N. Sikorsky

 

Quant à notre avenir commun – l’avenir de nos deux peuples voisins – Andreï Kourkov, qui a passé l’été en Ukraine, le voit tragique. «Il y aura un mur psychologique qui existe d’ailleurs déjà, construit de la haine provoquée par la Russie elle-même. Aujourd’hui encore, on voit à Kiev les restes de voitures explosées, les ruines des maisons – la guerre est omniprésente. Plus tard, la Russie connaîtra le sort de l’Allemagne : personne ne voudra plus apprendre le Russe. Aujourd’hui les personnes âgées le parlent encore, tandis que les enfants passent spontanément à l’ukrainien. Il y a zéro intérêt pour la langue et la culture russes, bien que, dans certaines libraires et au marché des livres de la rue Petrovka, on puisse trouver tous les classiques. Mais personne ne les achète. Peut-être la situation changera-t-elle dans la génération après la guerre, la fin de la guerre étant la fin des bombardements de l’Ukraine par la Russie ».

Mais vous souvenez-vous qu’en 1948, trois ans seulement après la Seconde Guerre mondiale, Boris Pasternak avait entrepris une nouvelle traduction de Faust ? ai-je osé avancer. « La différence est que l’Allemagne a capitulé, tandis que la Russie n’a pas l’intention de le faire ; elle ne va jamais reconnaître son tort et demander pardon », martèle Andreï Kourkov. Je crains qu’il ait raison.

Depuis la tente des auteurs, nous avons procédé à la « Croisière littéraire » – une forme originale et très agréable trouvée par les organisateurs du festival pour présenter les débats. Celui qui m’intéressait était intitulé « Kiev et Moscou, les liaisons dangereuses » dans la version finale du programme, et « Dialogue Kiev-Moscou » à un stade préliminaire. Ce titre initial a contrarié certains qui trouvaient qu’un tel dialogue n’était ni possible ni souhaitable à l’heure qu’il est, tandis que d’autres – y compris moi-même – le trouvaient incorrect, car le présumé dialogue devait avoir lieu entre Andreï Kourkov et Isabelle Cornaz, une journaliste suisse. Après avoir passé plusieurs années en Russie, elle vient de publier un livre sur ses « adieux à Moscou ». Ce livre m’a beaucoup touché et je l’ai présenté à mes lecteurs, mais ceci ne fait d’Isabelle ni une Russe, ni une Moscovite.

Kurkov
© N. Sikorsky

 

Un « vrai » dialogue russo-ukrainien aurait-il été possible ? Peut-être pas, car Andreï Kourkov n’aurait accepté de parler qu’avec une personne ayant publiquement dénoncé Vladimir Poutine. De tels auteurs russes existent, mais ils sont en exil et n’ont pas été invités à Morges. Isabelle Cornaz a donc été choisie pour le rôle de la « Moscovite » : elle et Andreï ont parlé de la Russie quasiment au passé, comme si elle n’existait plus car pour eux elle est morte. Du moins provisoirement. 

Effectivement, il m’est difficile d’imaginer un ou une Russe, même très opposé(e) au pouvoir actuel, qui pourrait parler de son pays en ses termes. Je sais que, personnellement, je n’y arriverais pas. Mais peut-être une petite divergence d’opinions aurait-elle rendu le dialogue plus intéressant pour le public. Et nous aiderait-elle à avancer. J’espère de tout cœur qu’il y aura une suite.

PS Pratiquement tous les livres de Gouzel Iakhina et d’Andreï Kourkov ont été vendus. Quel succès !

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About the author

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky grew up in Moscow where she obtained a master's degree in journalism and a doctorate in history from Moscow State University. After 13 years at UNESCO, in Paris and then in Geneva, and having served as director of communications at Green Cross International founded by Mikhail Gorbachev, she developed NashaGazeta.ch, the first online Russian-language daily newspaper, launched in 2007.

In 2022, she found herself among those who, according to Le Temps editorial board, "significantly contributed to the success of French-speaking Switzerland," thus appearing among opinion makers and economic, political, scientific and cultural leaders: the Forum of 100.

After 18 years leading NashaGazeta.ch, Nadia Sikorsky decided to return to her roots and focus on what truly fascinates her: culture in all its diversity. This decision took the form of this trilingual cultural blog (Russian, English, French) born in the heart of Europe – in Switzerland, her adopted country, the country distinguished by its multiculturalism and multilingualism.

Nadia Sikorsky does not present herself as a "Russian voice," but as the voice of a European of Russian origin (more than 35 years in Europe, 25 years spent in Switzerland) with the benefit of more than 30 years of professional experience in the cultural world at the international level. She positions herself as a cultural mediator between Russian and European traditions; the title of the blog, "The Russian Accent," captures this essence – the accent being not a linguistic barrier, not a political position but a distinctive cultural imprint in the European context.

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