Pages noires de la littérature russe

23.05.2024

Les pages reproduites dans cette chronique ne proviennent ni des archives secrètes du NKVD des années 1930, ni de celles du KGB des années 1970, ni même de celles de l’actuel FSB. Non, elles sont extraites de la biographie de Pier Paolo Pasolini, le grand cinéaste, poète et écrivain italien assassiné dans la nuit du 1 au 2 novembre 1975 sur la plage d’Ostie – ceci pour des raisons toujours non élucidées. Du moins : de la récente traduction russe du livre de Roberto Carnero Pasolini, Morire per le idee (« Mourir pour les idées » - ciao, Georges Brassens !) publié par une maison d’édition moscovite AST. Ceci avec, à la clé, des dizaines des pages biffées à l’encre noir.

En dépit d’une enfance passée au sein de l’Église catholique, Pasolini a « mal tourné » : il est devenu marxiste, communiste dans ses opinions politiques et homosexuel dans sa vie privée. Ce mélange a plus d’une fois épaté ses admirateurs comme ses détracteurs… fait qui, de toute évidence, fut également le cas de l’éditeur russe en question – lequel explique les « pages noires » au moyen de la nouvelle législation en cours. On peut comprend sa prudence. Effectivement, le 30 juin 2013 le texte de la loi sur L'interdiction législative de la propagande homosexuelle en Russie auprès des mineurs a été ratifié par le président Vladimir Poutine. Depuis son entrée en vigueur la même année, le nombre de crimes haineux ciblant la population LGBT de Russie a été multiplié par cinq. En novembre 2022, cette même loi a été étendue en sorte de concerner également les personnes majeures, interdisant ainsi la « propagande » des « relations sexuelles non traditionnelles » et le « déni des valeurs familiales ». Pour rappel, cette nouvelle législation a un antécédent : le 2 février 1934 la loi anti-homosexuelle était introduite par Joseph Staline ; le 1 avril de la même année l’article correspondant était ajouté dans le Code pénal – l’acte consensuel devenant punissable de 3 à 5 ans d’emprisonnement, tandis que l’acte forcé était passible, lui, de 5 au 8 ans d’emprisonnement. Du fait même de cette loi, la biographie de Piotr Ilych Tchaïkovsky écrite par Nina Berberova dans les années 1930 ne devait être publiée en Russie qu’après l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev.

Bonheur que toutes ces lois et tous ces ordres qui épargnent responsabilité de leurs exécuteurs !

Ce qui se passe aujourd’hui dans le monde littéraire russe qu’on sait être le creuset d’une grande, immense, littérature est abominable. De nombreux écrivains déclarés « agents de l’étranger » ont dû opter pour l’exil. D’autres sont persécutés – dans leurs personnes ou à travers leurs ouvrages.

Natalia Troukhanovskaya, rectrice de l’Institute Pouchkine, a ainsi recommandé aux étudiants et doctorants « d’étudier plutôt des auteurs qui n’ont pas affichés de positions antirusses ». Cette mesure affecte Lioudmila Oulitskaya, une des écrivaines russes les plus connues au monde : ses livres ont disparu des librairies moscovites. La réaction de cette « agente étrangère » actuellement établie à Berlin a été formidable : « Natalia Troukhanovskaya a absolument raison : ce n’est pas la peine de compliquer sa propre vie, ni celle des étudiants ».

L’étude comparative du programme de littérature pour les lycéens russes a mis en valeur la liste des œuvres biffées. Après 1984 d’Orwell, L’étranger de Camus, le Brave New World de Huxley et La Métamorphose de Kafka, ce sont Vie et destin de Vassili Grossman, La Maison du Quai d’Iouri Trifonov, les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, Omon Ra de Victor Pelevin et les poèmes de Dmitry Prigov, ardent critique du réalisme socialiste, qui se sont évaporés. Par miracle, les livres d’Alexandre Soljenitsyne sont préservés. Pour l’instant…

D’autre part, l’opus intitulé La Chute d'un empire : la leçon de la Russie, de Tikhon Chevkonov, évêque de l’Église orthodoxe russe et confesseur personnel présumé de Poutine, a été rajouté, one me dit, à la liste des lectures obligatoires.

A tous ceux parmi vous qui ne parviennent pas à comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Russie, je recommande de lire tous ou partie de ces livres mis à l’index. A tous ceux qui ne parviennent pas à comprendre ce qui se passe en France voisine et qui s’importe en Suisse, je recommande Soumission de Michel Houellebecq, paru le 7 janvier 2015 ­­– le jour de l’attaque lancée sur la rédaction de Charlie Hebdo. Il n’y a pas de coïncidences dans la littérature : lisez donc ce livre, le temps qu’il ne soit pas lui aussi interdit.

Tous les fanatiques, tous les régimes arbitraires ou totalitaires ont toujours redouté la bonne littérature et ils en auront toujours peur car la bonne littérature possède le don de la prophétie et le pouvoir d’un jugement ultime. Pourvu seulement qu’elle soit lue !

PS La semaine dernière, Fred Dewilde, artiste de BD, survivant du Bataclan, s'est suicidé. «Ses démon, ses traumas qu'il essayait d'exorciser depuis 2015 par son art, par ses témoignages, auront eu raison de lui», ont écrit ses amis dans les réseaux sociaux. 

Comments (2)

avatar

jacquess@bluewin.ch May 24, 2024

Merci pour cet article courageux. Quand donc les hommes comprendront queces luttes, ces guerres, ces massacres, sont stupides ? La métamorphose de Kafka ! Non mais, je rêve ! Amitiés Jacques
avatar

Sikorsky May 24, 2024

Merci, cher Jacques, je suis ravie que vous continuez à me lire!
The content of this field is kept private and will not be shown publicly.

Plain text

About the author

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky grew up in Moscow where she obtained a master's degree in journalism and a doctorate in history from Moscow State University. After 13 years at UNESCO, in Paris and then in Geneva, and having served as director of communications at Green Cross International founded by Mikhail Gorbachev, she developed NashaGazeta.ch, the first online Russian-language daily newspaper, launched in 2007.

In 2022, she found herself among those who, according to Le Temps editorial board, "significantly contributed to the success of French-speaking Switzerland," thus appearing among opinion makers and economic, political, scientific and cultural leaders: the Forum of 100.

After 18 years leading NashaGazeta.ch, Nadia Sikorsky decided to return to her roots and focus on what truly fascinates her: culture in all its diversity. This decision took the form of this trilingual cultural blog (Russian, English, French) born in the heart of Europe – in Switzerland, her adopted country, the country distinguished by its multiculturalism and multilingualism.

Nadia Sikorsky does not present herself as a "Russian voice," but as the voice of a European of Russian origin (more than 35 years in Europe, 25 years spent in Switzerland) with the benefit of more than 30 years of professional experience in the cultural world at the international level. She positions herself as a cultural mediator between Russian and European traditions; the title of the blog, "The Russian Accent," captures this essence – the accent being not a linguistic barrier, not a political position but a distinctive cultural imprint in the European context.

Events