Ni drame, ni farce

24.09.2020

 Il faut vraiment être fan d’opéra pour aller se balader à Zurich par un beau dimanche et assister, masqué, à un « Boris Godounov » pendant quatre heures. Mais, moi, justement, j’aime l’opéra, et celui-ci je le connais par cœur, l’ayant vu plein de fois, dont la première fois au Théâtre Bolshoï à Moscou. Je devais avoir 7-8 ans et je m’en souviens comme si c’était hier. Il est évident que le spectacle zurichois ne restera pas gravé dans ma mémoire. Le débat sur la transposition ou non des opéras est un débat éternel chez les mélomanes. Quant à moi, je suis partagée.. Je trouve que certains opéras – comme « La Traviata », par exemple, s’y prêtent mieux que d’autres : l’amour, la fidélité, la trahison sont des sujets intemporels et on peut très bien placer l’action au 19ème siècle comme au 21ème. 

Mais « Boris Godounov », dont une demi-douzaine de versions existe, notamment deux signées par Modeste Moussorgski lui-même, est un opéra historique, impliquant des personnages qui ont réellement existé et dont les actions (ou inactions) ont impacté l’histoire de la Russie, un pays en tout temps non-négligeable sur la carte du monde. Que le metteur-en-scène australien Barrie Kosky ait choisi la version de 1872 qui inclut la scène de la révolte populaire, soit. Qu’il place l’action dans une espèce d’archive d’État, soit aussi: l’histoire est bien préservée. Qu’il ait réduit tout le glamour des décors traditionnels (rappelons que la plupart de l’action se passe tout de même au Kremlin) à deux couleurs : gris pour la Russie et doré pour la Pologne, ok. Qu’il ait vêtu les personnages d’habits modernes, soit. 

Qu’un clerc de la Douma du 16ème siècle apparaisse en costard-cravate – soit aussi : l’orthodoxie est à la mode dans la Douma russe d’aujourd’hui, et on peut tout à fait imaginer un clerc s’adresser à l’assemblée « Chers camarades orthodoxes ». La confusion dans les têtes est grande. Nous sommes davantage gênés par Pimen : ce moine âgé et solide écrivant sa chronique dans une cellule éclairée à la bougie dans les versions « classiques », nous est présenté ici très agité, pas du tout distingué, tapant fébrilement sur le clavier de son notebook. Il continue à le faire tout en chantant « Ma bougie s’éteint… » On peut même accepter que Marina Mnishek, la belle polonaise qui rêve d’un trône moscovite, soit réduite à une vulgaire fausse blonde, dont les intentions sont - comme on dit en russe - écrites sur son front. La vraie déception c’est Boris (interprété par un baryton allemand Michael Volle). 

Transpirant dans son costume mal repassé il n’a rien d’un autocrate, il ne fera trembler personne. Il tremble lui-même comme un vulgaire bureaucrate/voyou pris en flagrant délit. L’absence d’un personnage dramatique rend le drame impossible. D’autant plus que le chœur (sensé représenter le peuple) se trouve - à cause des mesures sanitaires - dans la salle des répétitions à 1 km du théâtre, et est « remplacé » par un personnage imaginé par M. Kosky, qu’on ne trouve ni dans le texte d’Alexandre Pouchkine, ni dans le libretto de Moussorgski: un jeune homme en jeans et baskets, un peu à la Jésus-Christ – mal rasé aux cheveux longs. Leur opposition n’est pas convaincante. Celui dans le public, qui ne connaît ni cet épisode historique, ni le drame de Pouchkine ne peut strictement rien comprendre. Surtout que le moment crucial – la scène entre Boris et le fol en Dieu, lors de laquelle ce dernier accuse le tsar d’un meurtre - est simplement omise. Quel dommage, quel gâchis ! J’ignore ce que voulait dire le metteur-en-scène par cette lecture d’une œuvre classique russe, bien que je sois sûre qu’il voulait dire plein de choses. De nature curieuse, je n’avais pourtant même pas envie d’y réfléchir tant j’étais restée insensible tout au long de la représentation. Mauvais bilan pour un spectacle, quoi qu’en dise. L’analyse plus détaillé se trouve ici, en russe cette fois.

Comments (8)

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А. Л. September 24, 2020

Merci pour votre témoignage. Je n'ai pas vu la représentation zurichoise et n'ai ni relu le célèbre drame historique de Pouchkine, ni écouté son interprétation par Moussorgski que ma mère, Russe d'origine, m'avait fait découvrir quand j'étais encore enfant, depuis longtemps. Mais à vous lire, on voit en effet mal quel service la mise en scène "en costard-cravate" et autres adaptations au (mauvais) goût du jour de ce grand classique de la littérature russe peut rendre au public d'ici. Pour écrire sa pièce, Pouchkine s'est fondé sur l'interprétation du célèbre historien Karamzine qui, adoptant l'opinion populaire, accuse Boris du meurtre de Dmitri. Mais pour un francophone, il est déjà bien assez difficile de démêler l'intrigue historique du drame. Or, vouloir à tout prix moderniser ce grand classique, quitte à le défigurer au point qu'on se demande si les auteurs de ce qui ressemble fort - toujours si je vous suis - à une mauvaise farce, prennent leur public pour des imbéciles, c'est confirmer ce que disait Etiemble: "A force de vouloir être à la page, on arrive très vite à la page blanche." Еще раз спасибо за вашу красивую статью. У меня только одно сожаление: не могу прочитать весь текст на русском языке.
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Sikorsky September 24, 2020

Merci beaucoup de votre gentil commentaire!
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avocat Santschi September 26, 2020

Я Вас не понимаю: Вы могли бы читать весь текст в "Наша Газета "!!
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А. Л. September 26, 2020

Да, мэм, я знаю это. Но, к сожалению, мой русский намного беднее вашего. Хотя моя мама русская, она никогда не учила русский язык своим детям, которые родились в Швейцарии. И то немногое, что я знаю, я узнал сам. Поэтому вините только меня ... Вы говорите на этом языке намного лучше меня, и я восхищаюсь вашим знанием русского языка и литературы. К счастью, благодаря «Наша Газета» я надеюсь стать лучше. Лучше поздно чем никогда, правильно?
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avocat Santschi September 26, 2020

Конечно !
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avocat Santschi September 24, 2020

De façon générale, c'est une mode horrible et idiote de sortir les opéras de leur contexte historique pour faire "moderne". Cela contribue à abêtir une génération de gens, qui ignorent de plus en plus tout de leur passé, avec les conséquences dangereuses pour la civilisation. Mais c'est moins cher en costumes et en décors... Merci de cet article, encore meilleur au reste dans Наша Газета !
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Sikorsky September 24, 2020

Merci beaucoup!
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Andre6230 October 09, 2020

Thank you so much Nadia... PS sorry for English here
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About the author

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky grew up in Moscow where she obtained a master's degree in journalism and a doctorate in history from Moscow State University. After 13 years at UNESCO, in Paris and then in Geneva, and having served as director of communications at Green Cross International founded by Mikhail Gorbachev, she developed NashaGazeta.ch, the first online Russian-language daily newspaper, launched in 2007.

In 2022, she found herself among those who, according to Le Temps editorial board, "significantly contributed to the success of French-speaking Switzerland," thus appearing among opinion makers and economic, political, scientific and cultural leaders: the Forum of 100.

After 18 years leading NashaGazeta.ch, Nadia Sikorsky decided to return to her roots and focus on what truly fascinates her: culture in all its diversity. This decision took the form of this trilingual cultural blog (Russian, English, French) born in the heart of Europe – in Switzerland, her adopted country, the country distinguished by its multiculturalism and multilingualism.

Nadia Sikorsky does not present herself as a "Russian voice," but as the voice of a European of Russian origin (more than 35 years in Europe, 25 years spent in Switzerland) with the benefit of more than 30 years of professional experience in the cultural world at the international level. She positions herself as a cultural mediator between Russian and European traditions; the title of the blog, "The Russian Accent," captures this essence – the accent being not a linguistic barrier, not a political position but a distinctive cultural imprint in the European context.

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