Le règne de la méfiance

07.09.2020

L’histoire d’Alexeï Navalny, empoisonné dans l’avion Tomsk-Moscou le 20 août dernier et toujours dans le coma à ce jour, mais à présent en Allemagne, me fait penser à une autre histoire, encore plus tragique car son issue fatale est connue de tous. Le 7 octobre 2006, la journaliste d’investigation russe et militante des droits de l’homme Anna Politkovskaïa, célèbre pour son opposition à la politique du président Vladimir Poutine sa couverture du conflit tchétchène et ses critiques virulentes envers les autorités en place de la république du Caucase, est morte assassinée à Moscou Elle avait 48 ans, elle était plus jeune que moi aujourd’hui. Je pense à la réaction tardive du président Poutine – trois jours après les faits seulement –, à son haussement d’épaules et à la phrase choquante qu’il avait lancée alors à Angela Merkel pour dire que les activités d’Anna Politkovskaïa n’avaient pas d’influence sérieuse sur la vie politique russe ; cette phrase qui suggérait, dans sa logique particulière, que l’assassinat de la journaliste n’apportait pas grand-chose au pouvoir. 

J’ai eu la chance de rencontrer Anna Politkovskaïa et d’assister à ses séminaires à la faculté de journalisme de l’université de Moscou. C’était une femme brillante et courageuse, qui ne laissait personne indifférent. Nul ne pouvait mettre en doute son intégrité et la pureté de ses intentions.  Je n’ai jamais rencontré Alexeï Navalny et je ne peux pas dire qu’il m’inspire une confiance absolue, bien que je respecte sa ténacité. Si, en 2006, on pouvait encore supposer que les opinions de Politkovskaïa n’étaient connues et partagées que par l’intelligentsia – cette éternelle « cinquième colonne » de la société russe –, les opinions de Navalny, la voix la plus audible de l’opposition actuelle, sont en revanche connues de millions de gens, en Russie et ailleurs, en particulier grâce au développement des réseaux sociaux au cours de ces quatorze dernières années. Impossible, donc, de déclarer que son silence ne sert pas le pouvoir. Le comportement étrange des médecins à Omsk, où il a d’abord été hospitalisé, la découverte par les médecins allemands de traces de poison du groupe Novitchok dans son sang… tout cela indique un empoisonnement délibéré. Par qui ? Sur l’ordre de qui ? Aurons-nous des réponses à ces questions ? Je l’ignore. Mais ce qui me trouble le plus, c’est, contrairement à 2006, l’absence de doute. Lorsque j’ai appris la nouvelle en août, j’ai voulu ne pas exclure d’emblée l’hypothèse d’un « simple empoisonnement alimentaire » – après tout, Dieu sait ce que l’on peut servir dans un avion Tomsk-Moscou, ou n’importe quel autre d’ailleurs. Tous mes interlocuteurs m’ont ri au nez en me traitant de « naïve », les « pro- » comme les « anti-Poutine ». Rien n’est plus tristement éloquent que ce rire. La méfiance, cette poison bien plus puissante que Novitchok, ronge la société russe. Omsk-Tomsk-Bombsk, une blague triste de Vladimir Nabokov.  

Comments (4)

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avocat Santschi September 07, 2020

Вы, как всегда, правы !
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Sikorsky September 07, 2020

Спасибо, хотя права я, конечно, не всегда!
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thomas September 07, 2020

Puisque nous sommes dans le règne de la méfiance, allons jusqu'au bout de notre méfiance : votre "naïveté" est-elle si naïve ?
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agent Nul Nul Sieben September 07, 2020

"Définition du naïf dans le monde moderne: individu qui soutient des idées qui ne rapportent rien." - Denis de Rougemont
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About the author

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky grew up in Moscow where she obtained a master's degree in journalism and a doctorate in history from Moscow State University. After 13 years at UNESCO, in Paris and then in Geneva, and having served as director of communications at Green Cross International founded by Mikhail Gorbachev, she developed NashaGazeta.ch, the first online Russian-language daily newspaper, launched in 2007.

In 2022, she found herself among those who, according to Le Temps editorial board, "significantly contributed to the success of French-speaking Switzerland," thus appearing among opinion makers and economic, political, scientific and cultural leaders: the Forum of 100.

After 18 years leading NashaGazeta.ch, Nadia Sikorsky decided to return to her roots and focus on what truly fascinates her: culture in all its diversity. This decision took the form of this trilingual cultural blog (Russian, English, French) born in the heart of Europe – in Switzerland, her adopted country, the country distinguished by its multiculturalism and multilingualism.

Nadia Sikorsky does not present herself as a "Russian voice," but as the voice of a European of Russian origin (more than 35 years in Europe, 25 years spent in Switzerland) with the benefit of more than 30 years of professional experience in the cultural world at the international level. She positions herself as a cultural mediator between Russian and European traditions; the title of the blog, "The Russian Accent," captures this essence – the accent being not a linguistic barrier, not a political position but a distinctive cultural imprint in the European context.

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