Boris Pasternak dans le cosmos

01.03.2021
Cosmonaute russe Sergueï Ryzhikov récite les poèmes de Boris Pasternak (DR)

Noël est passé, Pâques se fait attendre, mais les miracles se produisent même dans les périodes les moins propices. J’en veux pour preuve cette possibilité de poser une question depuis mon bureau genevois, à une personne dans l’espace et de recevoir une réponse instantanée. Mon métier de journaliste m’avait amenée dans les endroits les plus improbables : j’ai passé une journée au sein de l’armée suisse, une autre dans une abbaye ou encore dans une prison pour mineurs, j’ai survolé le canton de Vaud à bord d’un ULM. Mais une communication spatiale, ça c’était une première ! Je dois cette expérience inouïe à Monsieur Georges Nivat, grand slaviste français, professeur honoraire à l’Université de Genève qui m’avait parlé de l’invitation à participer au « dialogue cosmique » avec le colonel Sergueï Ryzhikov, commandant de la mission spatiale habitée Soyouz MS-17. 

Ce cosmonaute de 46 ans qui avait déjà, entre octobre 2016 et avril 2017, passé 173 jours 3 heures 15 minutes et 21 secondes dans l’espace s’y trouve à nouveau avec ses deux collègues, un Russe et une Américaine. En date du 18 novembre 2020 il quitta le navire spatial pour se promener dans l’espace libre pendant 6 h 47 minutes. Nul doute qu’il y a de quoi s’occuper, là-haut. Mais il aime tant la poésie, qu’il ne peut s’en passer ! Et le voilà qui lance un projet intitulé « Le mot et l’espace » qui réunit, chaque mois, des critiques littéraires autour d’un sujet particulier. Une connexion avec la station spatiale s’établit, Sergueï Ryzhykov les rejoint sur l’écran et ils parlent de poésie. La première fois on aborda « Eugène Onéguine » de Pouchkine, la deuxième fois fut consacrée à Joseph Brodsky, et, maintenant c’était le tour d’un autre Prix Nobel russe, Boris Pasternak. 

Né le 10 février 1890, Pasternak n’aimait pas cette date et préférait fêter son anniversaire le 11 février – tant il lui était impensable de faire la fête le jour de la mort de Pouchkine ! Cette discussion un peu surréaliste s’est tenue le dernier jour ouvrable de février depuis quatre lieux différents : la ville Korolev qui porte le nom du constructeur de fusées Sergueï Korolev et abrite, entre autre, le centre technique et de contrôle des vols spatiaux, de l'agence spatiale russe Roscosmos, un village nommé Peredelkino près de Moscou où se trouvait la datcha de Pasternak transformée en musée à son nom,  depuis Esery, en France voisine, ou habite Georges Nivat, et la station spatiale donc. Un des plus célèbres poèmes de Boris Pasternak a été choisi comme point de départ de la discussion, un poème qu’il a retravaillé tout au long de sa vie. Le voici, en version de 1912, traduit par Henri Abril :   Février Février. De l’encre et des larmes! 
Dire à grands sanglots février 
Tant que la boue et le vacarme 
En printemps noir viennent flamber. 
Prendre un fiacre. Et pour quelques sous, 
Passant carillons et rumeurs, 
Aller où l’averse à tout coup
Éteint le bruit d’encre et de pleurs. 
Où, tels des poires qu’on calcine, 
S’abattent des milliers de freux 
Dans les flaques, jetant un spleen
Stérile et sec au fond des yeux. 
Le vent est labouré de cris, 
La neige fond en noirs îlots ; 
Et plus les vers seront fortuits, 
Mieux ils naîtront à grands sanglots. 

Le cosmonaute russe était là, devant nous, à réciter les poèmes de Boris Pasternak que le pouvoir soviétique avait forcé à renoncer à son Prix Nobel décerné en 1958 suite à la publication en novembre 1957 en Italie aux Éditions Feltrinelli de son roman Docteur Jivago. Les poèmes choisis par Sergueï Ryzhikov portent tous sur la notion du temps, qui, on imagine bien, prend une toute autre dimension dans l’espace. Il nous montre les photos prises d’en-haut de la mer de Galilée et le mont Thabor en Israël, les endroits saints pour les chrétiens et présents dans les vers de Pasternak ; de l’Oural enneigé en Russie ; de la Géorgie que Pasternak aimait et traduisait sa poésie ; et mêmes de « nos » Alpes à nous. Cette dernière photo a été la réponse du cosmonaute à ma question sur le changement des saisons vu de l’espace… Je ne vous cacherai pas : entendre, à la 32ème minute de l’émission, la réponse à mon humble question depuis l’espace, cela m’a fait quelque chose !

 La mer de Galilée vu de l'espace (c) S. Ryzhikov

 Les Alpes vues de l'espace (c) S. Ryzhikov

Depuis sa maison à Esery, Georges Nivat a partagé certains de ses trésors : des photos et des livres dédicacés par Boris Pasternak qu’il a bien connu et dont il étudiait l’œuvre et aux funérailles de qui il avait assisté à Peredelkino, le 4 juin 1960. Un moment de grande émotion.

 Professeur Nivat partage... (c) Nashagazeta

Ce contact cosmique m’a fait réfléchir à une chose : un homme enfermé dans l’espace pendant des mois peut se passer de nombreuses choses terrestres mais pas de la poésie. N’est-ce pas là un miracle et la réponse à tous ces débats sur la mort imminente de la « haute culture », sur la possibilité de remplacer le génie créatif humain par l’intelligence artificielle ? Et nous tous en cette bizarre période de pandémie, ne trions-nous pas quand nous séparons le bon grain de l’ivraie ? La géographie de l’audience de cette émission particulière a été fort variée : Moscou, Kaunas en Lituanie, la Mongolie, Florence, l’Ouzbékistan, le Tatarstan, Arkhangelsk, la Roumanie, la Kyrgyzstan, la Géorgie, Donetsk en Ukraine, la Serbie, la France, Genève, le Kazakhstan, Toronto, la Bulgarie, la Slovaquie, Varsovie… Avec l’amour pour la poésie comme seul point commun. Un autre miracle ? Lisez des poèmes :  ils vous aideront à flotter en apesanteur, et parfois même au sens propre du terme. https://www.youtube.com/watch?v=McmGKeNxgn0      

Комментарии (3)

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bivaldi марта 01, 2021

Peut-être une citation de Anna Akhmatova "Dans ce monde entièrement chrétien, les poètes sont des juifs." Hommage à Pasternak et en écho à votre dernier blog....
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Sikorsky марта 01, 2021

Merci pour ce commentaire! je n'y ai pas pensé mais...
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Morand марта 02, 2021

Je suis allé à Peredelkino...une seconde naissance. Merci de ce moment de haute hauteur et grâce.
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Об авторе

Надежда Сикорская

Надежда Сикорская выросла в Москве, где училась на факультете журналистики МГУ и получила степень кандидата наук по истории. После 13 лет работы в ЮНЕСКО в Париже, а затем в Женеве и опыта в должности директора по коммуникациям в организации Международный Зелёный Крест, основанной Михаилом Горбачёвым, она основала NashaGazeta.ch – первую ежедневную русскоязычную ежедневную онлайн-газету в Швейцарии, запущенную в 2007 году.

В 2022 году Надежда Сикорская оказалась среди тех, кто, по мнению редакции Le Temps, «внёс значительный вклад в успех франкоязычной Швейцарии», войдя таким образом в число лидеров общественного мнения, а также экономических, политических, научных и культурных лидеров: Форум 100.

После 18 лет руководства NashaGazeta.ch Надежда Сикорская решила вернуться к своим истокам и сосредоточиться на том, что её действительно увлекает: к культуре во всём её многообразии. Это решение приняло форму трёхязычного культурного блога (русский, английский, французский), родившегося в сердце Европы – в Швейцарии, её приёмной стране, стране, которая отличается своей мультикультурностью и многоязычием.

Надежда Сикорская позиционирует себя не как «русский голос», а как голос европейки русского происхождения (более 35 лет в Европе, из них 25 – в Швейцарии), имеющей более 30 лет профессионального опыта в сфере культуры на международном уровне. Она позиционирует себя как культурного посредника между русскими и европейскими традициями; название её блога «Русский акцент» отражает эту суть – акцент является не языковым барьером, не политической позицией, но отличительным культурным отпечатком в европейском контексте.

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