« L’Ange de la mort » sur les écrans suisses
À Genève, il a été présenté dans la petite salle du cinéma Grütli qui n’a accueilli qu’une quarantaine de spectateurs. Le fait étonne, tant ce film, bien qu’hors compétition à Cannes, y avait été reconnu comme l’un des plus marquants de la sélection et avait suscité des discussions des plus passionnées. Peut-être le public est-il las des vérités trop effrayantes ? Peut-être les parallèles établis par le réalisateur avec notre époque sont-ils trop évidents ? Peut-être le doigt accusateur de l’Histoire pointe-t-il aujourd’hui trop directement le visage des spectateurs ?
Il n’est plus nécessaire de présenter Kirill Serebrennikov aux lecteurs russophones, ni aux autres : ce réalisateur russe de télévision, de cinéma et de théâtre, lauréat des plus hautes distinctions professionnelles de son pays, chevalier de la Légion d’honneur et commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres, est bien connu en Europe. La Suisse ne fait pas exception : j’ai suivi l’arrivée de ses films sur les écrans locaux, de même que sa mise en scène de Cosi fan tutte à l’Opéra de Zurich. Opposé à l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, Serebrennikov a quitté son pays le 28 mars 2022, aussitôt sa condamnation annulée dans une affaire fabriquée de toutes pièces et son casier judiciaire effacé.
À mon avis, La Disparition de Josef Mengele, dont le tournage a débuté en juin 2023 et s’est déroulé en Uruguay, au Brésil, au Mexique et en Allemagne, est à ce jour le meilleur film de ce metteur en scène et le premier qu’il réalise sans user de la langue russe (remplacée qu’elle se trouve être par l’allemand, l’espagnol et le portugais) et sans acteurs russes. Pourtant, l’interprète remarquable du rôle principal n’est pas inconnu du public russe : l’acteur allemand August Diehl a incarné Woland dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Lokchine. Mais la créature née de l’imagination de Mikhaïl Boulgakov est bien loin du diable véritable. Un tel être, on ne pourrait l’inventer.
Le film s’ouvre dans une université brésilienne, où des étudiants en médecine examinent un squelette sous la direction d’un professeur âgé – scène ordinaire. Sauf que ce squelette ne l’est pas : selon le professeur, il appartenait à Josef Mengele, mort dans un accident de moto en 1943. Hélas, le respectable professeur se trompe : Mengele n’est pas mort. Il a survécu et soigneusement effacé ses traces. Il appartient à ceux que rien n’engloutit.
Aucun des jeunes étudiants brésiliens, au reste bien sympathiques ne connaît le nom de Mengele. Il est probable qu’il ne dise rien non plus aux étudiants suisses, français, espagnols, anglais ou allemands, malgré le fait que des sociétés de production émanant des quatre derniers pays cités aient soutenu le film – en témoigne la longue liste de leurs noms précédant le début de l’action. Elle montre combien de professionnels du cinéma ont jugé essentiel le sujet abordé par Serebrennikov.
Wikipedia fournit des informations détaillées sur Josef Mengele, médecin allemand, scientifique-criminel ayant mené des expériences « médicales » sur les détenus d’Auschwitz – autant de malheureux qui lui donnèrent le surnom d’« Ange de la mort d’Auschwitz », Todesengel von Auschwitz. Le film, inspiré du roman documentaire éponyme de l’auteur français Olivier Guez – Prix Renaudot 2017, disponible en anglais et en russe – reflète tous les éléments essentiels de la biographie infâme de ce sadique issu d’une famille aisée, demeurée fidèle au Führer même après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que sa « carrière scientifique ». Le spectateur le voit accueillir en personne les convois arrivant au camp et décider qui sera envoyé au travail, qui servira pour ses expériences et qui sera conduit directement à la chambre à gaz. Il voit aussi son regard repérer dans la foule les jumeaux – objet de son intérêt particulier : on sait notamment qu’il s’essaya à fabriquer des siamois en cousant ensemble des jumeaux tsiganes. Le spectateur aperçoit également un orchestre de musiciens-lilliputiens roumains – les anomalies physiologiques étaient un autre de ses centres d’obsession. Heureusement, on n’entend que racontées – sans pour autant les voir – ses dissections de nourrissons vivants, ses castrations sans anesthésie, ses épreuves inimaginables infligées aux femmes pour tester leur endurance. Les atrocités commises sur des personnes sans défense – et les victimes de Mengele se comptent par dizaines de milliers – frappent davantage encore du fait de la stérilité clinique des « cabinets médicaux » et de la blancheur immaculée des blouses du médecin et de ses assistants, qui semblent avoir même trompé les délégués de la Croix-Rouge n’ayant reconnu leur « impuissance » que bien des années plus tard.
Après la chute du Troisième Reich, Mengele s’est réfugié en Argentine, au Brésil comme au Paraguay, sous les identités de Gregor, Peter ou Don Pedro. Cette fuite, longue de vingt-quatre ans, constitue le thème principal du film : fuite devant lui-même et devant la justice. Mais ce diable en chair et en os n’a rien du romantique « ange déchu, un démon plein de chagrin » de Lermontov : Mengele n’est que cynisme répugnant à l’état pur. Il erre par le monde, toujours accompagné d’une reproduction de la gravure d’Albrecht Dürer intitulée Le Chevalier, la Mort et le Diable qu’il accroche aux murs de chacun de ses refuges temporaires ; accompagné aussi des notes du Tristan de Wagner virant sur un tourne-disque. Il se veut patriote d’une Allemagne puissante et de sa culture. J’espère que personne n’aura l’idée de reprocher à Dürer et Wagner d’avoir été choisis par un tel criminel comme compagnons intimes. Mieux vaut écouter la musique du compositeur russe contemporain Ilia Demoutski, qui retentit dans le film dès que Wagner fait silence et soutient admirablement la tension constante dans laquelle vit Josef Mengele.
Несмотря на заложенные в сюжет преследования, смены облика и имен, адресов и явок, ничего детективного в этом фильме нет, как нет никакой психологической сложности в главном герое-антигерое. На всем протяжении фильма – черного-белого, с буквально парой цветовых вкраплений – он остается верен себе, его взгляды не меняются ни на йоту, он убежден в своей правоте, в качественном «исполнении долга», в похвальном «очищении» родной страны и всей Европы от евреев и в том, что «Освенцим был очень выгодным предприятием». Напрасно его единственный сын Рольф (актер Макс Бретшнайдер) пытается добиться от него правды, признания, раскаяния – тщетны его усилия.
Благодаря актерскому таланту Августа Диля и отличной работе гримеров Менгеле меняется на наших глазах: из холеного, уверенного в себе и даже красивого специфической арийской красотой «ученого» он превращается в объятого паранойей желчного, злобного и в конце концов дряхлого старика. Очень сильна сцена, когда, после омовений, он выходит обнаженным (к счастью, мы видим его только со спины) в сад и подходит к стене – так и ждешь, что кто-нибудь выстрелит в него, как стрелял он в своих жертв по завершении очередного опыта. Но нет, расправа над ним происходит лишь в его воображении: многочисленные «кровавые мальчики» являются ему то с данными природой горбами, то с нашитыми на лохмотья людьми желтыми звездами. А то видятся ему агенты Моссада – постоянно преследующие, не дающие расслабиться, обрести покой, грозящие разделаться с ним, как с другим монстром – Адольфом Эйхманом: как известно, этот «архитектор Холокоста» после войны скрылся от правосудия в Аргентине, но в мае 1960 года была похищен Моссадом и вывезен в Израиль, где по приговору суда он был казнён в апреле 1961-го.
Кирилл Серебренников тонко и точно восстанавливает в фильме историческую правду, которая, увы, не является синонимом исторической справедливости: антигерой умирает естественной смертью, так и не призванный к ответу за свои злодеяния. И не потому, что он такой «везунчик» – ему помогали в этом вполне конкретные люди, будь то члены семьи – из родственных чувств, или юный гитлеровец Вольфганг – из идеологических соображений, или венгерская пара – из корысти. Все те, кто помогают Преступлению избежать Наказания, становятся его соучастниками и принимают на себя коллективную ответственность. Пока есть те, кто наживаются на страданиях других, мир наш не станет лучше, Зло не исчезнет, оно просто притаится на время, выжидая подходящий момент – в этом, на наш взгляд, один из главных выводов фильма.
Да, очень обидно, сидя в зале, не стать свидетелем того, как заслуженная кара настигнет Менгеле – приходится дожидаться, пока он сам сдохнет, один, в окружении лишь бродячих собак, и уходишь из кинотеатра с послевкусием несправедливости, отсутствием желанном победы Добра. Но свое Менделе все же получил: имя его стало нарицательным, синонимом Зла. Да будет проклято это имя и ныне, и присно, и вовеки веков.
PS : Фильм Кирилла Серебренникова еще можно увидеть в женевском кинотеатре Grütli 25 ноября, а дальше и в других городах – следите за афишами. Выход фильма в российский прокат, насколько нам известно, не запланирован.